MAGAZINE / NOVEMBRE 2022

CENT ANS D’ÉMOTIONS AVEC MICHEL GALABRU

Le Juge et l’assassin (1976)

Rétrospectivement, c’est une erreur de casting qui saute aux yeux. Je ne sais pas s’il faut absolument revoir le Tartarin de Tarascon (1962) de Raoul André et Francis Blanche, mais cette adaptation un peu molle du chef d’œuvre d’Alphonse Daudet a au moins le mérite de nous faire fantasmer (de rage) : Michel Galabru, qui incarne ici avec sa bonhomie habituelle le sympathique capitaine Barbassou, aurait été un extraordinaire Tartarin, homme méridional par excellence, chasseur de salon, fort en gueule et en ventre, disciple truculent d’un maître inégalable, bien plus haut que lui : « Ah ! le seul menteur du Midi, s’il y en a un, c’est le soleil… Tout ce qu’il touche, il l’exagère !… »

C’est peu de dire que Michel Galabru fut aussi un être d’excès. Plus de 300 rôles au cinéma et à la télévision, des années 1950 aux années 2010 ! Une vie de cinéphile ne suffirait pas à faire l’exégèse de la carrière du célèbre adjudant Gerber – laquelle ne manquerait pas de piment, assurément. Peuplée de navets (« pour faire bouillir la marmite »), de comédies potaches, de farces grivoises aux titres aussi improbables que les histoires filmées (Poussez pas grand-père dans les cactusLe Führer en folieY’a un os dans la moulinetteLe mille-pattes fait des claquettes, etc.), sa filmographie donne des vertiges. Comme dans un grand huit, le spectateur monte péniblement vers les sommets de la comédie populaire franchouillarde avant de redescendre, à pleine vitesse, vers les tréfonds du nanar… tout aussi franchouillard. Point commun de toutes les compositions de Michel Galabru au cinéma : un personnage incroyablement Français.

Revoir ses films, même les plus indigestes, permet de composer une autre comédie humaine, entièrement tournée vers l’exploration nonchalante de l’homo francus d’après-guerre. Qu’il soit fait d’autorité débonnaire (Le gendarme de Saint-TropezFlic ou voyou), de patriotisme cocardier (Papy fait de la résistance), de colère (La guerre des boutons), d’allergie aux enfants (Quelques messieurs trop tranquilles), de religion (Les nouveaux aristocratesElle cause plus… elle flingue), de souffrances (Le petit baigneur), de corruption (Neuilly sa mère !) ou de syndicalisme (Te marre pas… c’est pour rire !), Michel Galabru incarne ce qu’il est parfois convenu d’appeler un « Français moyen », héros ordinaire d’un pays en paix, prêt pour la croissance, l’exode rural et les crises économiques, capable de parler avec aisance toutes les langues hexagonales (Audiard, Prévert, Pagnol et les autres), à sa place en bourgeois ventripotent ou en prolétaire miné par le labeur et l’alcool.

Au milieu de cette carrière de stakhanoviste, qui se confond avec sept décennies de cinéma français, quelques films surnagent. En 1976, Michel Galabru remporte le César du meilleur acteur pour son incroyable composition de tueur dans Le juge et l’assassin, de Bertrand Tavernier (un film tourné la même année que Le trouble-fesses, ça ne s’invente pas). Son rôle de collaborateur abject dans Uranus (Berri, 1990) est une autre performance glaçante (« Les dénonciations… ça me fait jouir. Les juges bien dégueulasses, les journalistes indicateurs, les besogneux de la Résistance, ceux qui vendent leur copain pour une petite place au soleil ou un reflet à la boutonnière, ça me fait jouir ! »). Outre ses rôles les plus célèbres (Papy, Gerber), Galabru est aussi un impayable Abraracourcix dans Astérix et Obélix contre César (Berri, 1999), un magistrat incorruptible dans l’excellent Section spéciale de Costa-Gavras (1975) ou encore un épicier impuissant dans Le grand bazar (Zidi, 1973), une comédie des Charlots dont le temps n’affecte pas trop les qualités. À l’instar de la chanson de Maurice Chevalier (et la parodie de Pierre Dac), tout ça, Ça fait d’excellents Français !

La plénitude de ces Caractères ferait presque des films de Michel Galabru une forme d’étude sociologique de la société française de la deuxième moitié du XXème siècle, comme les films de Grangier documentent, à leur façon, la France des Trente Glorieuses. On peut s’y perdre en nostalgie d’une France révolue ou condamner ces gauloiseries à l’oubli. Le cinéphile, un peu historien sur les bords, gardera toujours au cœur ce cinéma généreux, outrancier et populaire. Michel Galabru l’incarnait mieux que personne.

Julien Morvan
Novembre 2022