MAGAZINE / AOÛT 2023

JEAN MARAIS
L’art de l’enfance

Le Capitan (Hunebelle, 1960)

De quelle matière sont faits les rêves enfantins ? Il s’agit d’abord de se figurer une cour de récréation, disons celle de l’école primaire communale, un peu éloignée des avenues bruyantes des grandes métropoles et de leurs enseignes lumineuses qui parasitent l’imaginaire. Soudain, la petite cloche anachronique tinte les oreilles et signale la marche en avant des divertissements. Pour les écoliers, la pause minutée ressemble à une faille de lumière entre deux obscurités soigneusement ordonnées : tout semble permis, à commencer par les plus délirantes chimères.

D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu être Jean Marais – pas tellement l’amant béjaune, ni le comédien à la voix de stentor ; encore moins l’enfant terrible né de Cherbourg et englouti dans les tumultes mondains du Paris d’avant-guerre ou de l’Occupation. Je ne pouvais rêver non plus à être recouvert de bandelettes blanches, exposé sur la scène d’un théâtre en égérie de la statuaire poétique. Non, je rêvais d’être un bossu de la Régence, un capitan sans peur, un acrobate dansant sur la flèche d’une grue perchée au-dessus des Champs-Élysées. Mon père critiquait Jean Marais pour son « côté théâtral », toujours éloigné de la vérité des sens, des émotions, plein de dictions déclamatoires et emphatiques, qu’il jugeait grotesques. À côté des torrents d’expressions que formaient les rires de mes comiques favoris (Fernandel, Bourvil, Louis de Funès), Jean Marais fascinait l’enfant que j’étais encore un peu par l’extraordinaire inertie de son art. Comme Gary Cooper et John Wayne, d’autres idoles plus exotiques, Marais me semblait un roc justement dénué d’exaltation, chose aussi rassurante que précieuse à mon quotidien. Il me fallut plusieurs années pour comprendre ce qu’était l’art de Jean Marais. Enseignant, je décidai de projeter à une centaine d’élèves de sixième La Belle et la Bête (Cocteau, 1946) sur l’écran géant d’une salle de cinéma. Assis au premier rang, j’attendais avec une impatience gourmande l’irruption de mon idole, grimée en monstre majestueux, dont la colère devait nécessairement provoquer un choc dans la salle, les élèves ne pouvant s’attendre à voir gémir cette bête, gardien agressif des roses de son château. L’effet fut dramatique. La salle éclata de rire en voyant Marais déguisé de la sorte, tenter de faire peur au pauvre marchand égaré. Pendant dix minutes, chaque apparition, chaque parole, chaque geste furent le signal de départ d’une marrade générale. À douze ans, mes élèves étaient déjà trop vieux pour croire encore aux tours de magie.

Pourtant, Jean Marais est un acteur de cour de récréation, rien d’autre. Le mauvais élève du pensionnat qui prêche la mauvaise parole contre l’autorité des surveillants. Une vie entière à s’amuser, à faire en sorte que la cloche ne sonne qu’une seule fois. J’aurais voulu expliquer à mes élèves que Jean Marais était l’incarnation de ce que devrait être l’enfance, toujours recommencée, jamais mélancolique. Jean Marais ou l’immobilité de l’âge tendre et de l’inconscience, un refuge pour les chagrins et ceux qui passent leur existence à vieillir.

Des châteaux en Espagne

Qui a dit qu’un enfant terrible est un enfant terriblement malheureux ? Jean Marais, tout au long de sa vie, s’est évertué à prouver le contraire. Dans la cour de récréation, les petits garçons se transforment en héros bondissants, brûlent leurs jeunes années en courses effrénées vers le portail d’entrée, monstre métallique qui mange en ogre et régurgite en croque-mitaine, chaque matin et chaque soir. Construisez un muret de ceinture et vous ferez des bateleurs ; ajoutez des grillages de fer peint et vous aurez des pirates accrochés aux cordes d’un galion espagnol qu’il convient de piller sans attendre. Plantez un arbre au milieu du bitume grenat, tous les gosses penseront à s’en faire le siège haut perché d’une cabane de fortune ; avec les branches mortes, vous ferez les épées affûtées d’une armée de mousquetaires, prêts à défendre les jeunes filles, toujours orphelines et délicieusement blondes, un peu mutines. Ajoutez encore un arbre et les cascades démarrent : de la fenêtre de la cabane, on s’élancera au-devant de tous les dangers venant du repaire ennemi. La Tour, prends garde !

Héritier de Douglas Fairbanks, son idole d’enfance, Jean Marais est le visage de stuc du film de cape et d’épée à la française. À bien y regarder, rien ne ressemble jamais au réel. Marais a presque cinquante ans lorsqu’il escalade (pour de vrai), en collants rouge, les murs du château de Val dans Le Capitan (Hunebelle, 1960) afin de délivrer Gisèle d’Angoulême (Elsa Martinelli). Les assurances refusèrent de couvrir les cascades, jugées trop risquées pour l’acteur. Pouvait-il en être autrement ? On lui posa souvent la même question : pourquoi réaliser de dangereuses acrobaties alors qu’il y a des cascadeurs professionnels ? Quand on va aux sports d’hiver, on ne demande pas à un cascadeur de skier à notre place ! répondait-il dans un gigantesque éclat de rire. Jean Marais joue le vrai au service du faux. Quand il traverse un plafond, il est en sucre cristallisé – celui dont on fait des biscuits, des génoises et des pâtes de fruits. Quand on ne filme pas les extérieurs, les châteaux sont de sable ; un pied pourrait les écraser en une seconde. Mais qui osera dire que Lagardère n’existe pas ? Le Bossu (1960) de Hunebelle est la plus mauvaise adaptation du roman de Paul Féval. Un lecteur attentif lui préfèrera toujours la version de Jean Delannoy (1944), avec Pierre Blanchar, plus fidèle. Mais le panache ironique de Jean Marais l’emporte définitivement sur l’aristocratie ténébreuse de Blanchar et le côté faussement populo de Daniel Auteuil, dans l’adaptation de Philippe de Broca (1997). Il en est ainsi des Mystères de Paris (Hunebelle, 1962), du Masque de fer (Decoin, 1962) ou du Comte de Monte-Cristo (Vernay, 1954), pour n’en citer que trois. Les histoires originelles des grands auteurs de la littérature du XIXe siècle sont détricotées, reformulées, arrangées, mais qui peut s’en plaindre ? On ne lit pas la Pléiade dans les cours de récréation, encore moins les explications de texte. Ce qui compte, ce sont les illustrations en frontispice, qui prêtent vie à l’imagination.

À bien y réfléchir, certains films de Jean Marais ressemblent davantage aux poèmes épiques d’Homère : ils ne sont pas seulement l’ornementation figée d’une civilisation brillante ; ils servent aussi concrètement à la jeunesse, assoiffée de faire connaissance avec le monde. Marais-Lagardère est un autre Ulysse, véritable catalogue de qualités dont on fait des inspirations pour les petits garçons : courage, rejet de la peur, virilité, beauté, charme, courtoisie, ruse. Alexandre le Grand se rêva en Achille, nous nous rêvions en Capitan, en Sigognac, en Stanislas et en D’Artagnan. Sous nos platanes républicains, point de cyclope à éborgner mais la main félonne d’un Peyrolles à marquer pour jamais : Marais, le paladin de nos humanités, c’était (aussi) une certaine idée de la France.

« L’humour dans le masque »

Qui dit décor dit costume, spectacle de fin d’année, et ainsi de suite.

Dans l’arbre généalogique royal des acteurs du cinéma français, Jean Marais est un étonnant mélange de Hugues Capet et Louis XV. Peut-on l’imaginer autrement qu’en uniforme caricatural de l’Ancien régime triomphant, plein de couleurs vives, de fraises oppressantes, de draps d’argent et d’or, atours par trop pleins de broderies, de motifs extravagants et chamarrés. Paradoxalement, Marais ne se trouvait pas beau et passa une grande partie de sa vie artistique à se grimer. Au public nostalgique que l’on interrogerait dans la rue, quelle image apparaîtrait instantanément en évoquant l’acteur ? À coup sûr : le bossu, la bête et Fantômas ; trois rôles dans lesquels le vrai visage de Jean Marais est dissimulé derrière un masque de monstre. Est-ce un hasard si son amie Nini Pasquali, qui l’accompagna tout au long de ses dernières années de vie, à Vallauris, intitula son livre de souvenirs Jean Marais sans masque ?

L’acteur s’amusait « comme un fou » à se déguiser, ainsi qu’un enfant pioche, dans un grenier abandonné, dans la malle aux trésors qui recèle des fripes oubliées par le temps, pour s’inventer de nouvelles histoires, pour ne pas songer aux vacances qui se terminent, pour continuer à croire que l’on peut s’inventer une autre vie en enfilant une simple cape ou une couronne en plastique. Le déguisement, c’est l’enfance de l’art, de la tragédie grecque à la Commedia dell’arte, en passant par le théâtre d’ombres chinois et les incantations de Guignol, affublé de son bâton malicieux. Jean Marais ne devenait pas un autre sous l’apparence du bossu ou de Fantômas, il se métamorphosait, tel un magicien antique, en conservant ce qui faisait son succès auprès du public, la bonté, le charme et l’humour – au risque, là aussi, de dénaturer les personnages : son Fantômas est aux antipodes de la figure littéraire, terrifiante, née sous la plume de Souvestre et Allain à la veille de la Première Guerre mondiale. Qu’importe, pas un Français qui ne connaisse aujourd’hui le nom de Fantômas, le « génie du mal », pour toujours mystérieux personnage au masque couleur d’émeraude (que Marais avait lui-même dessiné), moins effrayant que la créature de Frankenstein ou l’homme invisible, riant de « tuer pas mal » ou de devenir bientôt « le maître du monde ».

Même pas peur ! Tel pourrait être le cri de ralliement des idolâtres de Jean Marais, toujours casse-cou, souvent grimé, même lorsque c’est pour couvrir ses blessures du passé (Nez-de-cuir, 1952). Paradoxalement, dans sa vie privée, Marais ne prit jamais la peine de se travestir et s’afficha, dès le début, tel qu’en lui-même, sans masque de convenance. Et quand un autre artiste chercha à représenter son visage pour la beauté de l’art (Arno Breker, le sculpteur d’Hitler), Jean Marais se proposa de se rendre à Berlin… avec la secrète intention de tuer le Führer ! Folie enfantine, lui répondit Cocteau, lui évitant probablement de courir à sa perte, ou de devenir un véritable héros.

« Viens faire l’amour avec le Roi de France ! »

À Jean Marais, la star, que l’on comparait à un « mythe » à la fin de sa vie, Jeannot, l’homme simple qu’il était resté, répondait en éclatant de rire qu’il n’était qu’une « vieille mite ». Celle de Kafka, objet de la métamorphose ?

Tout au long de sa carrière, Marais aurait pu se prendre pour un surhomme. Des histoires que l’on se raconte pour rire à l’Histoire, il n’y a parfois qu’une rue à traverser, celle que l’acteur enjamba pour aller fracasser le visage d’un critique collaborationniste de Je suis partout, en pleine Occupation. L’anecdote est restée célèbre, elle inspira Truffaut pour une scène de son Dernier métro (1980). Jean Cocteau, là encore, lui évita les geôles de la Gestapo ou des ennuis plus sévères, tel un père qui préserve son enfant aventureux de dangers mortels. Pourtant, Jean Marais était taillé pour incarner ces personnages hors norme, que l’on ne rencontrera bientôt plus que dans les contes et les vieilles légendes de l’Europe occidentale. Parle-t-on encore de rois, de princes et de princesses dans les écoles et les cours de récréation ?

En la matière, Marais fut gâté, là aussi : figure du Dieu Mars dans L’enlèvement des Sabines (Pottier, 1961) et du dieu Hadès dans Parking (Demy, 1985), il fut pêle-mêle Orphée (Cocteau, 1950) puis Œdipe dans Le Testament d’Orphée (Cocteau,1960), Ruy Blas (Billon, 1948), Ponce Pilate (1962), le roi de Peau d’âne (Demy, 1970), D’Artagnan (1962), le général Carnot chez Abel Gance (1960), ainsi que les rois François Ier et Louis XV dans les fresques « historiques » de Sacha Guitry. Seul Charlton Heston, aux États-Unis, pouvait se prévaloir, à la même époque, d’incarner autant de figures mythologiques ou royales. Las, le sang bleu monta un peu à la tête de l’interprète hollywoodien de Moïse, de Michel-Ange et du Cid. Jean Marais, lui, continua d’en rire, à gorge déployée, conscient de rester ludique, dans des interprétations parfois excessives. En témoigne son François Ier, ponctué d’une réplique pour la mémoire : Madame, quant à toi, fais-moi ta révérence… et vient faire l’amour avec le Roi de France !

On oublie, à tort, que les enfants s’amusant entre eux dessinent et insufflent la vie à des dizaines de Panthéons, aussi imaginaires qu’éphémères, remplis de personnages doués de bravoure, d’audace, de courage et de majesté. Lorsque l’on joue au gendarme et au voleur, personne ne se presse pour être le traqué ; s’il y a un rôle de roi à prendre, peu nombreux sont ceux qui se précipiteront sur celui du paysan asservi. On rêve toujours en grand lorsque l’on est petit. Jean Marais déclarait encore, au seuil de ses 80 ans, qu’il était resté un enfant, éternelle figure candide, à la Saint-Exupéry.

Jouet en bois

En entendant les rires moqueurs de mes élèves de 6ème quand surgit la Bête au visage de conte de fées, je ressentis une terrible envie de me lever, de crier à la salle de se taire. Mais comment dire à des enfants nourris de petits écrans, de réalités virtuelles, de jouets électroniques et d’abjects divertissements orduriers, qu’ils riaient de ce que devrait être l’enfance, de ce que Louis Guilloux appelle un « paradis » en épigraphe de son Pain des rêves (1942) ?

Après la séance, nombre d’élèves tinrent à prendre la parole pour exprimer leurs émotions face à ce film en noir et blanc – autre curiosité d’une époque révolue. Beaucoup moquèrent le « manque de réalisme du film », des costumes « moches » ou « peu crédibles », un jeu d’acteur « qui en fait trop », des effets spéciaux « ridicules ». Pas un enfant ne semblait émerveillé devant ce si beau masque de lion et les trucages enchanteurs du film de Cocteau. Les élèves critiquaient, sans le vouloir, sans le savoir, ce qui fait le sel de cet âge d’or de la vie des hommes, l’enfance ingénue comme fragment du temps résigné. Assurément, s’il avait été présent dans cette salle pleine de jeunes gens, dubitatifs devant son art, Jean Marais aurait continué à rire, bien conscient de la futilité du cinéma. « Je me fous de la postérité » se plaisait-il à déclarer, comme un gosse qui se moque pas mal du lendemain.

Que reste-t-il, alors, de Jean Marais, vingt-cinq ans après sa mort ? Pour beaucoup de cinéphiles, des souvenirs inoubliables ; pour moi, l’image tendre d’un héros d’enfance, qui accompagna mes premiers émois cinématographiques. Pour les autres, Marais n’a pas vraiment disparu, il semblerait qu’il se soit, à nouveau, métamorphosé, pour de bon. Observez dans cette vitrine désuète, un peu étriquée, ce joli jouet tout en bois qui se pavane, superbe. Les enfants, les adultes, passent devant sans le voir : ne ressemble-t-il pas au bossu, au Capitan, à la Bête, à Fantômas et à Nez-de-cuir réunis ? N’est-il pas l’avatar de notre mélancolie de l’aube ? Je me souviens des cirques, des saltimbanques et des spectacles de marionnettes qui venaient s’installer, chaque été, devant la plage où nous jouions avec ma grand-mère. Le soleil s’agenouillait devant nos châteaux de sable et la mer, elle-même, figurait un champ de perce-neiges sur lequel nous pouvions courir sans risque. Plus haut, au pied des oyats et des ajoncs d’or, le caquetage perpétuel des haubans personnifiait un ferraillement de mousquetaires invisibles.

Julien Morvan
Août 2023