MAGAZINE | OCTOBRE 2024
FERNANDEL
En bonheur de sainteté
Pas besoin de discours, on y revient toujours – comme le cœur des grandes personnes ne reste jamais très longtemps éloigné de l’enfance insouciante, libre et riche de naïves félicités. Avez-vous déjà remarqué comme les souvenirs profonds sont toujours commémorés à l’horizon d’un plein soleil sans nuages ? Notre passé n’est pas de mauvais temps, il brille haut et fait de doux mirages une réalité sensitive, inimaginable, pigmentée. À bien y réfléchir, la mémoire des hommes est ainsi que le soleil de la Provence – tout ce qu’il touche, il l’exagère ! De notre chronologie intime, elle fait une macédoine d’impressions, de figures esquissées, d’aventures améliorées, remplies de héros ordinaires ; la mémoire transfigure nos ciels éteints en livre d’heures dont les pages richement décorées se composent et se décomposent à l’envi. Quelle merveilleuse bibliothèque que les souvenirs nébuleux des habitants de la Terre !
Dans ce bréviaire voluptueux, Fernandel m’apparaît toujours en odeur (et en visage) de sainteté. Il y a de quoi rire – forcément ! – mais quand il m’arrive encore de me porter au-devant de la châsse de Saint Vincent de Paul, à Paris, dans laquelle reposent les reliques et un visage en cire du bienheureux confesseur de Louis XIII, le sourire apaisé du saint homme me fait immanquablement penser à l’emblème cinématographique du Midi de la France (et non à Pierre Fresnay, mémorable dans l’un de ses meilleurs rôles au cinéma). Ils ne se ressemblent pourtant pas, les heureux personnages, mais que voulez-vous, il y a des visions et des assomptions inattendues qui ne se discutent pas.
Ainsi, favorablement mussé dans ces élucubrations, il peut être singulier de se laisser prendre au jeu de la galéjade hagiographique en réfléchissant, sérieusement et avec le sourire en coin, comme dans une enquête en vue d’une canonisation, à la mythologie fernandelienne : miracles thaumaturgiques par le rire, vénération d’une icône mondiale, chemins de pénitence. Tous les saints ont d’abord été des gamins ordinaires, protégés par la Providence et doués d’une particularité à même de réconforter l’altérité, pour toucher à l’universel.
Enfant de la balle, Fernand Contandin, né en mai 1906 à quelques centaines de mètres du Vieux-Port de Marseille, se transforma définitivement en Fernandel à la suite d’une apparition : la sienne, démesurée, sur l’écran d’un cinéma qui projetait Le blanc et le noir (Florey, 1931), son premier film : « Mes dents, on ne voyait que mes dents ! Lorsque je riais, on aurait dit un képi posé sur un râtelier. Je ne m’imaginais pas du tout comme cela. Là, je voyais sans discussion possible que j’étais laid. Heureusement, je n’étais pas laid à faire peur, j’étais laid à faire rire, et c’est ce qui m’a sauvé. »
Statue polychrome
Au XXIe siècle, Fernandel n’est pas oublié mais son souvenir semble s’estomper progressivement de la mémoire collective – cette grosse chose un peu visqueuse, sans cesse assiégée par des hordes de phénomènes de modes, bien souvent apparus outre-Atlantique, comme autant de bactéries et de virus éphémères. Que l’on essaye de montrer le visage rayonnant d’un Don Camillo de cinéma dans une cour de récréation, la réaction des élèves sera probablement attristante pour les gardiens du temps ; au mieux, quelques adeptes de la publicité reconnaîtront le visage familier d’un vendeur d’huile d’olive ; au pire, le visage n’évoquera « rien ». Les jeunes professeurs, eux-mêmes, ne connaissent plus tellement la carrière du plus célèbre interprète de Topaze. La télévision ne diffuse plus ses films et le cinéma de patrimoine est en voie de jazzification, selon l’expression de Jean-Baptiste Thoret. Alors, que faire ?
Il faut oser faire un pas de côté, afin de retrouver Fernandel. Dans certaines vieilles églises médiévales, le visiteur attentif est presque assuré de pouvoir admirer de magnifiques statues de bois, vieillies par les siècles et perchées sur de petits promontoires artificiels, parfois encore éclairés à la bougie, ou à la lueur crépitante d’une vieille installation électrique d’après-guerre. Regardez ce visage souriant, qui lève les yeux vers l’oculus inondé de lumière. Ne vous rappelle-t-il pas un célèbre acteur marseillais, à l’accent du soleil ? Les flancs de la jolie statue de bois sont fardés de couleurs atones mais on devine, sans mal, la splendeur passée d’une merveilleuse sculpture polychrome, qui servait de pansement mystique, de guide ou de confesseur intime à tous les fidèles paroissiens, à court de rires.
Las, ces vieilles statues sont trop souvent remisées, faute d’entretien. L’époque ne croit plus aux pouvoirs thaumaturgiques des anciennes idoles. En l’espèce, Fernandel fut un cas de résistance particulièrement épineux : né quelques mois après la séparation de l’Église et de l’État, son caractère de guérisseur des foules ne pouvait être autre chose qu’une forme de continuité des prodiges décrits dans la Légende dorée, et propre à menacer les fondements de la nouvelle République laïque. Aurait-il vécu durant la Révolution que ses figures de piété auraient été décapitées comme celles des rois, des cardinaux et des connétables. Si la « République n’a pas besoin de savants », a-t-elle foncièrement besoin de comiques ?
Au musée de Cluny, à Paris, un admirable retable (non daté) retrace, avec une minutie de détails, toutes les grandes scènes de la vie de Saint Fernandel, de ses premiers pas dans le siècle aux ultimes chemins de pèlerinages. Cette œuvre, méconnue, mérite que l’on en fasse une description attentive.
Les mendiants et l’orgueilleux
On associe trop souvent les saints à des miracles posthumes. Je ne sais pas si Fernandel est mort en odeur de sainteté mais il devint incontestablement une vedette du grand écran lorsqu’il se mit à porter sur ses épaules le poids des souffrances de ses semblables. Loin d’en faire une nouvelle Passion sanguinolente, l’acteur transforma la dureté de l’existence en nouveau chant du monde, plein de rires et de gaudrioles, s’amusant des tracas routiniers.
Derrière la « vedette Fernandel », il convient de faire renaître l’incroyable litanie de petites gens qu’il incarna, au cours d’une carrière longue de quarante années passées en haut de l’affiche. S’il ne fut pas le seul populo du cinéma français des années 1930 et 1940, Fernandel reste le seul artiste de son siècle à qui l’on associe autant de personnages, sortis des entrailles de la cohorte populaire : Barnabé, Ignace, Ficelle, Honorin, Urbain, Tricoche, Hector, Simplet, Désiré, Pétrus, Boniface, Casimir, Adhémar, Sénéchal, Camillo – qui sont donc ces hommes qui ne savent pas avoir un prénom normal ? Avez-vous déjà devisé à une table de restaurant avec un Sénéchal (forcément magnifique), un Boniface (peut-être somnambule) ou un Ignace (vous lui direz qu’il a « un petit, petit nom charmant », naturellement) ? Avez-vous déjà glissé dans la poche de votre costume croisé la carte de visite d’un Adhémar (qui se dit le « jouet de la fatalité ») ou d’un Pétrus (photographe de son état, moins côté que son homologue Bordelais) ? Faut-il appréhender ces figures de pellicule comme de parfaits étrangers folkloriques, comiques involontaires, ou n’avons-nous, peut-être, pas assez bien observé le monde des villes et des campagnes qui nous entourait, à jamais disparu ? Dans mon enfance, j’ai connu un Casimir – émigré polonais, survivant des bombardements de 1939, épatant jardinier breton, qui faisait pousser des melons et des kiwis ; il repose près de la mer, et plus personne ne se souvient de lui, sinon ses grands arbres et ses rosiers qui tracent. Qu’il était souriant quand je lui montrai, un jour, l’affiche du film de Richard Pottier !
Les visages peints qui composent le petit monde de Saint Fernandel figurent un village provençal, à la manière d’une crèche de santons. Ils sont les représentations expressives des forçats du quotidien, les frères des personnages de Daudet, Pagnol et Giono. Dans la première partie de sa carrière, Fernandel interpréta essentiellement des hommes simples, pauvres et honnêtes, caractères très français d’un siècle de remous, naïfs ou pauvres diables que l’on suivait du régiment aux difficultés de la vie maritale. Tous ces hommes avaient sûrement fait la guerre, et ils avaient repris leur emploi de serveur, de rémouleur, de coiffeur, de paysan ou d’épicier (un métier aussi honnête qu’un autre !), sans broncher. Pour le spectateur du XXIe siècle, ces films sont parfois des curiosités, un cinéma de papa que l’on aime à dénigrer gentiment à cause de ses excès et de la fragilité de son écriture, comme on sourit en regardant la moustache broussailleuse d’un ancêtre sur une photo de mariage en noir et blanc. Fernandel était parfaitement conscient des boursouflures de son comique dans l’entre-deux-guerres ; avec ses amis méridionaux, ils se surnommaient les « chargeurs réunis », lorsque leur interprétation consistait essentiellement à accentuer les syllabes et froncer les sourcils en guise de ponctuation. Il fallait faire rire une époque tragique, danser sur les douleurs, panser les blessures intimes. À qui auraient bien pu s’identifier tous les Barnabé de France, si Fernandel n’avait pas été là pour lever la tête et leur offrir un peu de l’orgueil qui sied si bien aux mendiants de l’Histoire ?
Fernand le stylite
« Les gens riaient », c’est entendu – miracle et… malédiction (relative). Fernandel devint rapidement une célébrité nationale, puis européenne, puis mondiale. Henri Verneuil raconta qu’à New York, des hordes d’Américains pressés s’arrêtaient subitement dans la rue pour approcher, pour toucher, la star française, qui s’imaginait probablement déambuler anonymement sur les trottoirs de Manhattan. En méridional, forcément excessif, Fernand Contandin ne supportait pas d’être le cœur d’une émeute lorsqu’il allait acheter une baguette à la boulangerie des Trois-Lucs, près de sa villa familiale ; mais plus il pestait (pour de vrai), plus les gens riaient !
Au sortir de la guerre, toujours aussi populaire, Fernandel ne se transforma certes pas en Père Serge, l’ermite adulé de Tolstoï, prêt à se mutiler pour ne pas céder à la tentation suprême, mais il monta de plus en plus souvent au faîte de la colonne de Siméon le Syrien, pour échapper à la célébrité, par trop encombrante, ou observer le monde avec davantage de distance. On trouve un morceau de pierre qui rappelle cet épisode, au musée de Cluny.
Nombre des personnages incarnés par Fernandel à partir des années 1950 accompagnent ces transformations personnelles, comme si la kyrielle débonnaire des Ignace et des Tricoche pesait désormais trop lourd sur le fatum, inéluctable. Dans la lignée des rôles offerts par Marcel Pagnol, dès les années 1930 (Regain, Le Schpountz), le comique jouissif laissa de plus en plus de place à la demi-teinte, puis au drame. Topaze comprend à ses dépends que la vie n’est pas un cours d’instruction civique ; Adhémar voudrait rester sérieux aux enterrements ; le moine de L’Auberge Rouge (Autant-Lara, 1951) ne voudra plus jamais confesser ses semblables ; le vieux paysan de La Table-aux-crevés (Verneuil, 1951) découvre sa femme pendue dans la cuisine ; et le ciel de Provence s’assombrit tout à coup, le rire se teinte de particules cendreuses, pleines de vilaines humeurs noires. Les chiffres du sacro-saint box-office ne sont plus toujours favorables aux comédies de bagatelle : les « fernandeleries » passent de mode cependant que la France des Trente Glorieuses se cherche de nouvelles idoles. Le saint peut-il encore toucher les écrouelles ?
Pèlerinages
Il est singulier de constater que les dernières grandes incarnations de Fernandel figurent des marcheurs mystiques, pétris de la foi originelle qui permet de (sur)vivre dans une société en décrépitude. Observez ces trois panneaux peints, au sommet du retable de Cluny : trois hommes au visage grave, auréolés de la grandeur des justes. On reconnaît bien sûr Charles Bailly, l’évadé de La Vache et le prisonnier (Verneuil, 1959) ; puis le méconnu Monsieur Quantin, le paysan du Voyage du père (La Patellière, 1966) ; enfin, le brave Antonin d’Heureux qui comme Ulysse (Colpi, 1970). Ces trois grands films forment une trilogie sans fil, dans laquelle Saint Fernandel accepte la fatalité mais force le destin, sans effets de manche, à la recherche non plus du rire comme exutoire, mais de la liberté, voire de la vérité, comme si le clown au visage chevalin voulait se détacher du tempérament des autres, pour explorer enfin son propre monde.
Que recherchent vraiment Bailly, Quantin et Antonin ? Le premier, prisonnier de guerre en Allemagne, veut retrouver la France et sa liberté individuelle ; le deuxième veut retrouver sa fille, qui se prostitue dans les bas-fonds de Lyon (tragique vérité qu’il n’accepte que contraint, en pleurant) ; le troisième veut offrir l’éternité à un cheval promis à la mort. On pourrait croire, au premier abord, que ces chemins de croix se fondent dans le drame permanent. Il n’en est pourtant rien, car les spectateurs voient toujours, et avant tout, Fernandel à l’écran, le visage chevalin de ses débuts et l’œil pétillant, farceur, de la maturité. Dans la salle de cinéma, plongée dans l’obscurité, ils sourient sans s’en rendre compte, loin de penser à une quelconque miséricorde ou à l’inévitable purgatoire, qui approche. Fernandel, ce baume au cœur.
Les dernières images d’Heureux qui comme Ulysse sont inoubliables : le vieux garçon de ferme abandonne son cheval reconnaissant au milieu de ses congénères. Il repart, seul, puis se retourne un instant : le cheval revient, une dernière fois, comme pour le remercier de cette épopée désespérée à travers la Camargue. Son coup de tête est une pudeur de cœur brisé. Ce cheval blanc incapable de quitter son sauveur, symbole de l’innocence immuable, incarne l’esprit de tous ces Français qui trouvèrent dans les films de Fernandel, même les plus désuets, une force insoupçonnée, matière vivante propre à illuminer un ciel de pluie, un quotidien d’ouvrier enchaîné, une vieillesse solitaire ou une enfance bretonne, pleine de mélancolie et de plages mouillées par la bruine ordinaire.
Ce fut là, sans doute, le véritable miracle de Saint Fernandel : transformer le rire en bonheur.
Si la fin des temps est proche, qu’un quelconque Jugement Dernier menace – ou rassure – notre contemporain, je ne serais pas étonné d’être porté premier au-devant d’une farandole de très hauts personnages, juchés sur un nuage fantasmagorique, tous prêts à me juger de pied en cap. Té, que mon cœur lourd se rassure : derrière l’archange Michel et son inquiétante balance, je retrouverai un visage amical et rassurant, celui de Saint Fernandel le Phocéen, sa canne de pêcheur dans la main. Il s’approchera sûrement de moi, comme de tous les autres, et s’exclamera en guise de bienvenue au paradis (du rire) : Entre ici, pauvre couillon !
Julien Morvan
Octobre 2024