MAGAZINE | OCTOBRE 2024
FERNANDEL
Le magnifique
Star comique incontestée des années 30 aux années 60, Fernandel, à l’instar de Bourvil, son partenaire dans La Cuisine au beurre, s’essaie avec talent au drame dans quelques films trop rares, où il démontre que son génie ne réside pas seulement dans le registre de la comédie.
En excellent directeur d’acteurs qu’il était, Pagnol, dans les années 30, avait su déceler toutes les facettes de son jeu, même si l’accent était davantage mis sur ses « fernandeleries », où sa puissance comique faisait merveille, que sur un jeu d’acteur tout en nuances, malgré quelques situations dramatiques. Fernandel parvient à sortir de cette zone de confort grâce à l’un de ses réalisateurs fétiches, Henri Verneuil. Dans Le Fruit défendu en 1952, il parvient, avec une sobriété rare, à se rendre crédible et bouleversant dans l’adaptation d’un roman de Simenon, où il incarne un médecin commettant l’adultère alors qu’il mène jusque-là une vie de bourgeois rangé, à la trajectoire toute tracée. Son visage, trop souvent exploité par les réalisateurs pour amplifier sa gestuelle comique, est ici utilisé à des fins dramatiques, comme un miroir révélant ses tourments d’homme infidèle, déchiré par des pulsions de désir coupable. Fernandel fait taire ses nombreux détracteurs, qui lui reprochaient de se reposer sur son sourire et ses mimiques pour séduire un public déjà conquis.
Deux ans plus tôt, on le retrouve à l’affiche de Meurtres ? de Richard Pottier. Fernandel incarne un modeste paysan dont l’intégrité morale et la lucidité se heurtent au pragmatisme égoïste de ses deux grands frères bourgeois (médecin et avocat), prêts à tout pour étouffer une tragédie, au nom de leur honneur familial et pour préserver coûte que coûte les apparences dans la société bourgeoise d’Aix-en-Provence au sortir de la guerre. Fernandel campe un personnage simple, profondément enraciné dans le réel, conscient de ses origines, qui revendique son côté méridional sans excès, reprochant à ses frères d’avoir renié leurs racines en gommant leur accent. Ce changement d’accent symbolise leur éloignement des valeurs de jeunesse inculquées par leur père enseignant, sacrifiées au profit des apparences. Fernandel s’impose ici comme un acteur méridional au tempérament sombre et renoue avec une critique sociale acerbe qui rappelle certains de ses rôles les plus marquants. Fernandel réussit brillamment ce pas de côté dans sa filmographie. Ce rôle de paysan touche le cœur du public (4 millions d’entrées fin 1950) avec une intensité qui dépasse la simple culpabilité. Son personnage, conscient des manigances sociales et familiales, refuse d’adhérer aux compromis, permettant à Fernandel d’apporter une profondeur saisissante. Sa performance, empreinte de gravité et de tensions morales, tout en retenue, reste mémorable.
On ne peut que regretter que ce travail d’introspection de son jeu, cette capacité à incarner des personnages au-delà du registre comique qui a fait sa renommée, n’ait pas été exploré davantage au cours de sa longue carrière. En effet, Fernandel, trop souvent cantonné à des rôles exploitant son visage expressif et son sourire chevalin possédait un potentiel dramatique rarement exploité par les scénaristes et réalisateurs, malgré une capacité à captiver par la simple force de ses silences et de ses regards. Des films comme Le Fruit défendu, Meurtres ?, Le Voyage du Père démontrent à ses détracteurs qu’il pouvait incarner des personnages complexes, pris dans des dilemmes moraux, avec une sincérité et une crédibilité troublante. Ce potentiel dramatique, trop brièvement exploré dans sa filmographie, donne un aperçu d’un Fernandel qui aurait pu devenir l’un des grands acteurs dramatiques du cinéma français s’il en avait eu plus d’opportunités. Avec ces rares incursions dans des rôles sombres et introspectifs, il prouve qu’il possédait cette faculté de rendre visibles les tiraillements internes et les douleurs silencieuses d’hommes simples et ordinaires.
Le public, au gré du renouvellement des générations, continue de faire de Fernandel une figure incontournable et indissociable de la comédie française, mais ces incursions dans le drame rappellent à quel point il était un acteur complet. Malgré une grande singularité comique inimitable, il a su susciter autant d’émotion par sa profondeur et sa sobriété que par son humour irrésistible.
Sa carrière manifeste un déséquilibre entre ses rôles à effets comiques appuyés, sa légèreté et sa gravité dans des films dramatiques plus ambitieux. Grâce à son talent singulier, la redécouverte de Fernandel et sa réhabilitation auprès de tous les publics du cinéma, plus d’un demi-siècle après sa disparition, devraient inspirer les aspirants comédiens, les comédiens et acteurs d’aujourd’hui par la justesse et l’humanité qui faisaient l’essence de son jeu d’acteur.
Philippe Guillermo
Octobre 2024